Témoignages de l'atelier de traduction D. Dimitriadis - Jacques Le Ny

Publié le par Les Coulisses de la MAV


Le regard de Jacques Le Ny, directeur de l’Atelier européen de la traduction
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Quand le théâtre de l’Odéon, Théâtre de l’Europe engage son programme Dimitriadis 2009-2010, il l’inscrit dans une double perspective : la production de spectacles et la production éditoriale.

Pour cette dernière, il mobilise LA MAISON ANTOINE VITEZ, L’ATELIER EUROPÉEN DE LA TRADUCTION, LES SOLITAIRES INTEMPESTIFS et sollicite l’attention complice de FRANCE CULTURE – l’ambition de l’Odéon est claire, forte, précise et favorise les associations qui permettront de répondre aux enjeux littéraires et économiques du projet éditorial.

En 2003, la MAV et l’AET avaient soutenu ensemble la traduction d’un auteur grec (Yorgos Dialegmenos, Je t’embrasse la gueule, traduction française Constantin Bobas). Pour cette nouvelle collaboration, le projet est d’une autre ambition. Il s’agit en effet de soutenir, dans la même saison, la traduction de 6 textes de Dimitris Dimitriadis. Le fait est rare et pour l’œuvre d’un auteur grec c’est une PREMIÈRE ! Sur ce plan, l’Odéon est véritablement dans son rôle de théâtre de l’Europe.

Deux traductions sont confiées à Michel Volkovitch, déjà traducteur d’autres œuvres de cet auteur (Homériade, Je meurs comme un pays). Il est également le traducteur des textes de Loula Anagnostaki, Iakobos Kambannelis… pour ne citer ici que les dramaturges contemporains.

Pour les quatre autres textes, Laurent Muhleisen et moi-même avons choisi de mettre en œuvre un protocole traductologique héllénico-français, semblable à celui qui avait permis la traduction DU VERTIGE DES ANIMAUX AVANT L’ABATTOIR (Armando Llamas traduisant en association avec l’helléniste Olivier Goetz).

Nous avons « avancé » des noms d’écrivains français que nous supposions pouvoir être concernés par l’écriture de Dimitriadis et par le protocole traductologique particulier qui les conduirait à travailler avec des hellénistes, au premier rang desquels nous pouvions reconnaître l’auteur, lui-même traducteur de Bataille, Genet, Blanchot…

Claudine Galéa, Robert Davreu, Eric Da Silva et Christophe Pellet ont accepté notre invitation et se sont associés à Dimitra Kondylaki, Maria Efstathiadi et Constantin Bobas, 3 personnalités grecques, en relation déjà ancienne avec l’œuvre de Dimitris Dimitriadis et toutes trois bilingues.

Des 4 personnalités françaises, 3 sont vierges de toute expérience en langue grecque et une, Robert Davreu, bien qu’étant un traducteur réputé des œuvres anglaises est par culture et expérience dans une relation intime avec la langue et la littérature grecque (il a traduit en français l’EROTOKRITOS de Vincent Cornaros – AET 2006 – il traduit actuellement les œuvres de Sophocle…).

Dimitra Kondylaki et Constantin Bobas sont universitaires et « traducteurs réversibles » traduisant aussi bien le français que le grec. Maria Efstathiadi est écrivain et jusqu’alors elle pratique exclusivement la traduction des œuvres françaises en grec.

La richesse intellectuelle et la diversité culturelle du groupe éditorial sont incontestables. Son expression professionnelle sera préservée de « tout système » après quelques échanges dédiés à la nature du mot à mot, à la place du traducteur, à celle de l’écrivain. A l’évidence chaque couple, s’appliquera une loi qui ne sera comprise que par lui-même.

Métaphoriquement, j’imaginais une aventure guidée par des sherpas, Dimitra Kondylaki sherpa de Claudine Galea et de Christophe Pellet, Maria Efstathiadi sherpa d’Eric Da Silva, Constantin Bobas sherpa de Robert Davreu… jusqu’à un certain point du travail, je pense que cet ordre à prévalu, mais à un autre moment les rangs se sont inversés et les écrivains précédaient les traducteurs, les engageant à repenser leur connaissance du texte grec soudain éclairé par les lumières d’une autre langue.

Maria Efstathiadi fut bien le sherpa d’Eric Da Silva mais un jour, c’est elle qui dû le suivre dans les chemins escarpés qu’ouvrait son art de la mise en scène et son expérience de l’écriture. En bref et de façon paradoxale le travail forçait l’ordre établi, il dérangeait en quelque sorte et je me souvenais que tirer c’était pousser, pousser c’était tirer, pensées des contraires formulées par Jacques Lecoq lors de ses cours d’analyse du mouvement.

Observant directement le fonctionnement de ces couples littéraires (une semaine de travail collectif en octobre à Paris) et écoutant les récits que chacun livrait sur son propre fonctionnement, j’ai compris combien chaque acteur du projet avait participé au brouillage des limites qui a priori devaient cadrer son engagement professionnel.

Ayant aujourd’hui à donner le récit du travail réalisé, je perçois bien qu’une fois franchie la difficulté de « rédiger le générique des œuvres : traduction Dimitra Kondylaki, Claudine Galea ? Traduction Dimitra Kondylaki – Texte français Claudine Galea ?... Il me reste à méditer sur ce protocole particulier qui a structuré la relation entre un texte original et deux écritures quand il s’est agi d’adapter « son état civil » à une autre culture, qui le conduirait du statut de texte étranger en langue originale au statut de texte original en langue étrangère.

En rassemblant les traces sensibles de ce travail (rencontres avec les acteurs du travail, participation à leurs échanges, lectures de leurs brouillons…) j’observe que le matériau littéraire donné au départ du projet et désigné comme étant un MOT À MOT (réalisation Dimitra Kondylaki, Maria Efstathiadi) était d’entrée, d’une belle nature française, sans obscurité profonde, sans énigmes vertigineuses, sans chaos – ce français « pris au mot » semblait sortir très naturellement du grec, c’était à coup sûr de l’écriture, ça n’était pas, tout aussi certainement, de l’écriture libérée, « écrivante ». Le texte de Dimitriadis, sa matérialité lexicale, syntaxique, était donné comme SORTANT DU GREC, mais aussi comme tenu en réserve, dans un « français d’outre grec ».

Ce travail n’était ni à corriger ni à améliorer. Deux attitudes totalement étrangères au projet original et que jamais il me serait venu à l’esprit de faire tenir à Claudine Galéa, Eric Da Silva, Christophe Pellet.

Si le texte était sorti du grec il s’agissait maintenant de l’accueillir en français. Cet accueil s’est développé par mails, échanges téléphoniques, ateliers – dans une sorte de zone mixte où l’hôte est toujours l’autre – jusqu’à l’abandon des prérogatives, la fusion des fonctions, la jouissance d’être deux en un et un à deux – dans un territoire d’indécision qui entretient la venue de tous les possibles, perspective heureuse qui se ternit à l’usage quand l’ÉCRITURE SE DEVOILE, REFUSE LA FRUSTRATION QUI LA MENACE.


Edito Correspondance n°43 - Janvier 2009

Publié dans Ateliers de traduction

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