Autour de « Parler à ses puces »

Publié le par Les Coulisses de la MAV

Atelier de traduction organisé par « Corps de teXte »
du 30 janvier au 4 février à la Fabrique Ephéméride, Val de Reuil



4 témoignages et 4 regards sur ce travail mené en commun :


Boyan Papazov, l'auteur
Comment mettre en scène une pièce verbalement


Au temps de mes jeunes années je traduisais, insolemment, des nouvelles de Hemingway, de Choukchine, du russe, une pièce d’Ivan Bukovcan du slovaque. Récemment, j’ai relu et corrigé la version en bulgare de A Street Car named desire et je me suis trouvé confronté au problème : quelle doit être la langue d’un émigré polonais du Sud des Etats-Unis (Stan Kowalsky) en 2006 ? Je me suis rappelé la phrase de Hans Saal : « Traduire, c’est mettre en scène une pièce dans une autre langue ».
Je vais vous faire part de quelque chose que seuls mes « brothers in craft » vont comprendre. (C’est ainsi que j’appelais Rémi De Vos au cours de notre atelier à Val-de-Reuil.)
J’ai été conseillé par des dramaturges à succès de simplifier ma langue, pour « rendre service » aux traducteurs. J’ai conscience de la langue dans laquelle j’écris, je comprends que le marketing en pâtit, mais c’est là mon idée de la richesse linguistique. Je ne peux pas, à cause du marketing, renoncer à mes outils. Or ils ne sont pas qu’à moi. En rédigeant « Un glossaire pour les traducteurs » pour ma pièce En Parlant à ses puces, j’ai été sidéré par les mots et expressions archaïques dont je me sers. A un moment donné j’ai réalisé que c’était la langue de mon grand-père Dimitar, né en 1868, avec qui j’ai vécu sous le même toit au cours des treize premières années de ma vie. J’ai absorbé la langue du XIXe siècle, sans en être conscient. Je l’ai compris et j’ai été envahi de reconnaissance pour « l’auteur de ces mots ». C’est pour cela que je dis que les outils n’appartiennent pas qu’à moi.
Sont à moi, seules les « découvertes » faites vers la fin de ma vie seulement et qui consistent à faire une « compression différente de la phrase » pour un drame, un film, un journal. Cela ne s’apprend pas. C’est une expérience et un acquis personnels.
« Traduire et mettre en scène est une seule et même activité, c’est l’art du choix dans la hiérarchie des signes. ». (Antoine Vitez) Je remercie La Maison Antoine Vitez d’avoir « mis en scène verbalement » ma pièce En parlant à ses puces. (Sinon je me sers de la citation d’Antoine Vitez dans sa fonction d’énigme : comment Tzena Mileva retraduira en français ma citation bulgare sans chercher l’original ?)


Tzéna Mileva, la traductrice

Toute traduction (ou interprétation) est un exercice d’intuition, d’analyse, d’anticipation, d’imagination, de création. Rien que cela. Et c’est d’autant plus vrai au théâtre où les règles scolaires de « traduction du sens » doivent être laissées au vestiaire. Le mot à mot, les ellipses, les contre-sens, la ponctuation, tout y fait sens et la moindre intervention étrangère « censurante » ou « normalisatrice » les dénaturerait. Le traducteur se doit d’être incolore, inodore et passe-muraille. La présence physique de l’auteur en face de lui doit le convaincre de l’aboutissement de son effacement. S’il se rend compte qu’il est transparent et que les aveugles ne trébuchent contre rien, il aura bien fait son travail.


Galin Stoev, le metteur en scène

Traduire un texte en une langue étrangère est une occupation fort intéressante. Mais s’agissant d’un texte théâtral, il convient en outre d’explorer les mécanismes par le jeu desquels ce texte peut se transformer en représentation, en se dotant ainsi d’une dimension nouvelle, dans un contexte nouveau (celui de la langue étrangère). En ce sens, à chaque fois, et au tout début, on procède à une remise en question des règles et des principes mêmes de la traduction. En règle générale, tous les participants à ce processus global de traduction et de représentation sont plutôt des aveugles, appelés à trouver une complicité pour élaborer ensemble une matrice nouvelle à l’intérieur de laquelle les possibilités nouvelles de vie scénique du texte deviendraient réelles. L’exploration s’opère à plusieurs niveaux : au niveau de la langue, au niveau de la culture, au niveau de la société, au niveau de l’action et au niveau de la pratique. Les comédiens rejoignent le processus à la fin, mais ils sont en fait les seuls capables de vérifier la charge énergétique des phrases et de trouver, in fine, après avoir cheminé à tâtons, la stratégie qui les guiderait jusqu’au bout du texte. Pour ma part, je me suis senti comme quelqu’un qui a devant lui des informations provenant d’une source extra-terrestre et qui, dans un très court laps de temps, doit découvrir une clé pour les décoder. Des exercices de ce genre mettent à l’épreuve jusqu’aux représentations mentales que l’on se fait du théâtre, et nous maintiennent en état « d’éveil ».


Rémi De Vos a travaillé avec Tzéna Mileva à l’élaboration du texte français


Boyan Papazov a une tête de prophète de l’ancien testament ou de père de l’église, du moins de l’idée qu’on peut s’en faire. Il suffit de quelques films hollywoodiens regardés durant sa jeunesse et l’image s’imprime durablement. Mais après tout, les réalisateurs de péplum devaient bien se référer à d’autres images, comme les icônes grecques ou russes, pour se faire leur idée. Boyan Papazov a les traits réguliers, une barbe blanche, les cheveux longs, un front haut, les yeux perçants et clairs… Surtout, il parle peu. C’est une présence. On le devine tout en intériorité, concentré sur des pensées qu’on imagine facilement mystiques. Végétarien rigoureux, il débute sa journée par de longues marches dans la campagne où il semble avoir un rendez-vous régulier avec le lever du soleil. Bref, il impressionne. Pendant ces quelques jours avec lui, j’ai appris à connaître son rire franc et chaleureux… Dans sa pièce, composée de longs soliloques fiévreux, ça parle beaucoup. Un flot de mots charrie un monde chaotique de passions violentes où le sexe et la mort tiennent le premier plan. Pour un Français, la première approche est plutôt déroutante. Il y a quelque chose de rebutant dans cette syntaxe constamment bousculée, ces cassures dans le discours, ces phrases qui semblent dénuées de toute logique. Pour un traducteur, la tentation est grande de mettre de l’ordre dans tout ça. Quand on rentre plus en avant du texte, on comprend que cette parole chaotique est un énoncé du monde perçu et qu’il faut la rendre telle quelle. Elle agit comme un dissolvant. Un agencement mystérieux se dévoile au fur et à mesure et l’ordre, car il y en a un, se révèle dans la structure des séquences. L’écriture de Papazov ne se donne pas ouvertement. Ces quelques jours à la Fabrique, en compagnie de Tzena et Galin m’ont permis d’en aborder la complexité.

Edito - Correspondance n°35 - Avril 2006

Publié dans Ateliers de traduction

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